A l’occasion d’une séance de dédicace du trop rare William Gibson à la librairie Atout Livre, j’ai eu l’occasion de l’écouter brosser un panorama de ses inspirations. Simple et abordable, il s’est montré loin de l’idée que l’on se fait d’un auteur qui a tant parlé d’informatique, de cyberespace, de clonage et de sociétés multinationales montant des coups tordus. Moins technophile que rêveur, imprégné par la Beat Generation et Burroughs, effrayé par l’ère Reagan, Gibson revendique avoir créé une “poésie des bas-fonds”.
“Dans les uchronies, on imagine souvent ce qui se serait passé si le Japon et l’Allemagne avaient remporté la Seconde Guerre Mondiale. Mais personne n’a essayé de décrire un monde où nous vivrions dans une chanson du Velvet underground“.
Le cyberpunk est né avec le premier roman de William Gibson en 1884 : Neuromancien. Particulièrement salué (Prix Nébula, Prix Hugo et Prix Philip K. Dick), les grandes lignes du genre sont posées. Dans un avenir proche, l’Etat a presque abdiqué presque partout, le monde est aux mains de grandes multinationales. L’informatique s’est particulièrement développée, le cyberespace est un lieu où les hackers osent tous les exploits. Clonage, nanotechnologies, implants cybernétiques et intelligences artificielles ont changé les paradygmes sur l’humanité. Les héros sont des parias désabusés des bas-fonds, missionnés pour de sales boulots d’espionnage : entre thriller et complot. La musique rock et les drogues de synthèse (voire virtuelles) sont présentes en filigrane.
Entretien.
E : Comment est né Neuromancien, un roman qui a fait date dans l’histoire de la littérature en initiant le mouvement cyberpunk ?
WG : Je n’avais aucune référence de départ, c’est pourquoi il m’a fallu partir d’une armature. Pour cela je suis parti de deux sous-genres (rien de péjoratif) que sont le thriller et l’espionnage pour avoir une trame solide. L’histoire a eu rapidement sa propre dynamique qui m’a un peu échappé, j’ai bien vu des années plus tard qu’elle était difficile à transcrire en script de film. Mais finalement je n’aime pas m’en tenir aux règles d’un genre et je préfère jouer avec les codes pour les mélanger.
E : On vous prête l’invention du cyberespace et des prémisces des mondes virtuels d’aujourd’hui. Etes-vous un nerd ? Un passionné de science ?
WG : J’ai une solide réputation de visionnaire et de technophie, mais elle est très exagérée. Certes, ça aide à vendre… (rire) Ce que j’écris du monde des sciences, je le tiens en réalité de mon entourage qui travaille dans tel ou tel secteur. En revanche, je sais reconnaître la nouveauté quand elle me passe sous les yeux. Et puis j’ai une interprétation poétique des langages de la technologie qui me pousse à extrapoler. La première fois que j’ai entendu les mots interfacer en tant que verbe, ou virus informatique, j’ai trouvé ça fascinant. Pour ce dernier, j’ai imaginé qu’il s’agissait de masses de données se reproduisant sur d’autres données, infectant plusieurs endroits à la fois et générant des effets néfastes comme le fait un virus biologique. Bon, j’ai eu de la chance, il se trouve que c’est le cas… Une réputation tient à peu de choses ! (rire)
E : D’après vous, quels rapport entretien la science et la science-fiction ? Laquelle influence le plus l’autre ? Qui devance qui ?
WG : Je crois en réalité qu’il y a moins de symbiose entre science et science-fiction qu’entre business technologique et science-fiction. La science-fiction invente des trucs que l’on peut montrer au banquier quand on cherche des financements. Les patrons de start-ups posent quelques livres sur la table en disant : “Lisez ça et ça. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on peut faire, mais presque. On veut du cash pour le développer”. Et même, certains patrons de sociétés technologiques me disent qu’ils ont été inspirés par nos écrits. Pas tellement les chercheurs… Aujourd’hui, une grande partie de l’énergie créative a migré ailleurs. Il y a eu la science-fiction, puis la musique, aujourd’hui c’est peut-être dans le cinéma et l’animation qu’il faut regarder les progrès techniques significatifs.
E : La plupart de vos héros sont apatrides, est-ce lié à vos lectures sur l’itinérance comme Kerouac ?
WG : C’est plus profond que cela. J’ai grandi dans un tout petit village très sudiste, très religieux, très traditionnel et très blanc. Cet univers fermé aux influences extérieures était oppressant, voire fantasmatique : il était irréel. Aussi, à l’adolescence, je me suis tourné vers la musique, le cinéma, les comics et la science fiction qui avaient pour moi plus de consistance que mon quotidien. Mon refus d’aller faire la guerre au Vietnam en 1968 m’a par la suite poussé sur les routes et je suis parti pour le Canada. En général, je me suis toujours mieux senti avec les gens sans racines ou aux cultures mélangées, et je fuis comme la peste les nationalistes.
E : Quelles ont été vos principales influences littéraires ?
WG : Un auteur qui fait bien son métier digère et assimile, à tel point qu’il n’est plus capable de remonter la filiation. J’ai presque plus de facilité à dire qui ne m’a pas influencé. Bien sûr, Philip K. Dick m’a beaucoup marqué, en particulier Le Maître du Haut Chateau, mais je lui préfère Thomas Pynchon, que je qualifierai de “parano raffiné”. Mes vraies références sont poétiques, et si un auteur m’aborde pour parler d’abord poésie plutôt que science-fioction, il y a des chances qu’on s’entende bien. Mes romans sont plein de noirceur, de coups tordus, de bidonvilles et de personnages en marge : je crois avoir donné naissance à une forme de poésie des bas-fonds.
E : Le vaudou revient souvent dans vos romans, pourquoi ?
WG : A l’âge de 14 ans, j’ai acheté un manuel vaudou de la Nouvelle Orléans, il comportait des descriptions précises des rites et des schémas et des diagrammes pour les cérémonies. Comme je faisais un peu de bricolage électronique, j’ai trouvé que ça ressemblait à des plans d’assemblage, et je me suis toujours demandé ce qui se passerait si je réalisais mes circuits sur le modèle d’un diagramme vaudou… Et puis je trouve fascinant qu’au XXème siècle, une religion polythéiste soit aussi vivante et contemporaine, répandue dans plusieurs endroits du globe.
E : Vous avez tenu un blog jusqu’en 2005, avez-vous essayé de nouvelles formes d’écriture comme l’hypertextuel ?
WG : Je crois qu’aujourd’hui tout texte est hypertextuel. Tout ce que nous écrivons est une requête Google potentielle. Nous avons pris l’habitude de référencer et de lier, de chercher au hasard. Je ne sais jamais où je vais arriver quand je suis sur le web, et je suis fasciné par ces nouvelles formes d’échange écrit que sont les newsgroups, les blogs et les e-magazines. Pour moi, l’hypertexte est une réalité étendue, même pour les livres papier.
E : Après avoir décrit dans les années 80 un cyberespace, quelle est votre expérience personnelle des univers virtuels dans les années 2000 ? Quelle est votre niveau de présence en ligne ?
WG : Je n’ai essayé que Second Life, que j’ai trouvé peu intéressant. L’expérience du blog était passionnante mais est arrivée à son terme. Je continue à participer et à interagir virtuellement sur des forums, de manière anonyme la plupart du temps. Je trouve les échanges souvent riches, et je suis toujours intrigué de trouver des gens qui se connaissent si bien sans s’être jamais rencontrés physiquement.
E : Vos romans se passent souvent dans un avenir assez lointain, les derniers se situent dans un avenir plus proche. Est-ce parce que tout évolue plus vite et que vous n’arrivez pas à vous projeter aussi loin qu’avant ?
WG : Je suis content d’être perçu comme un visionnaire, mais il faut poser une bonne fois pour toutes : la science-fiction, même très futuriste en apparence, ne parle que de notre présent ou de notre passé. Neuromancien était un roman de présent-fiction, Code Source se situe… dans un passé proche. Il ne s’agit pas de prédire ni de décrire mais de regarder dans un autre prisme. C’est en quelque sorte un travail sociologique avec un regard décalé. Toute représentation de la réalité nécessite une part de spéculation de la part de celui qui observe. Mes premiers romans sont dans un temps lointain car je ne voulais pas qu’ils soient trop vite datés, ni que l’on identifie clairement a posteriori à quel moment ils pouvaient avoir lieu. La fiction est comme l’histoire, elle change à mesure que notre regard rétrospectif évolue. Si je voulais ramener un seul élément du futur, ce serait le regard historique, stratifié et analysé de nos descendants sur ce qui est notre présent. Il faut avoir les outils de la science-fiction, créés au XXème siècle, pour comprendre le monde contemporain.
E : A propos de cybernétique, pensez-vous que les implants que vous décrivez dans vos romans seront une réalité un jour ? Comment seront-ils acceptés ? Serons-nous encore vraiment humains une fois cybernétisés ?
WG : C’est difficile à dire. Les premiers à réclamer l’usage concret de recherches cybernétiques seront sûrement les personnes handicapées. Il sera difficile de refuser à un aveugle un oeil cybernétique. Mais comme toujours, c’est le regard a posteriori qui déterminera quand nous avons changé. Nos arrière-petits-enfants détermineront la frontière entre humain et plus qu’humain, entre marge et pratique courante.