C'est vraiment l'occasion de présenter un roman extraordinaire écrit par Firouz Nadji- Ghazvini, iranien. Commencé dans le métro : dès la dixième page, les larmes ont interrompues ma lecture ; au boulot, je l'ai planqué dans le tiroir du haut de mon bureau et je l'ai juste ouvert de temps en temps pour lire une pageounette. Mais rien à faire, chaque lecture m'amenait les larmes aux yeux. Dans le métro de retour, je me suis souvenue que j'étais à Paris, on peut très bien pleurer dans le métro parisien. Sauf qu'on ne peut pas lire les larmes aux yeux, donc j'ai tout de même du l'achever chez moi.
Même s'il n'a pas pour objet de traiter du régime, ce roman permet à mon avis d'en comprendre, non pas rationnellement, mais émotivement toute l'horreur ; non que l'on en ait besoin ; mais il nous permet de plonger dans un quotidien qui peut devenir atroce ; alors qu'on ne peut, d'ici, imaginer si facilement la vie en Iran. Ce roman s'appuie du reste sur un fait divers réel.
Ce roman est extraordinaire aussi bien par sa structure que par l'ambiance et la poésie qui s'en dégage. Dès les premières lignes, le style quoique poétique et lumineux laissse pressentir les lourds nuages noirs qui s'amoncèlent au dessus de la petite Atefeh. Tandis que son grand père évoque le passé, avec des mots printaniers, aériens, chatoyants, deux vieilles femmes veillent avec une angoisse qui devient de plus en plus oppressante sur la petite fille qui s'évade par l'esprit du monde dans lequel elle vit. Coupable de grandir, elle se laisse protéger avec inquiétude par les deux vieilles femmes soucieuses qui cherchent à la protéger du regard des hommes, lui bandent les seins, lui rasent la tête ; l'enfant qu'est Atefeh ne comprend rien. Cependant, nous, lecteurs, nous ne comprenons que trop bien quel drame se met en scène, avec la légèreté et la précision d'un désespoir qui s'attache, pour ne pas hurler, à mille et un détails. On voudrait l'en empêcher ; nous voudrions nous aussi préserver l'enfant ; peut-être deviendrait-il approprié de la rendre laide ou invisible pour la protéger ; et l'on se prend dans les évènements, pour que le pire, que l'on devine atroce, ne survienne pas. Mais le pire survient. Un juge et des bassidjis se regardent et jouent un de ces jeux de pouvoirs qui brisent les faibles : le juge, homme médiocre, n'est pas de taille à s'opposer au pouvoir de fait des bassidjis ; il faudra surenchérir dans la violence pour ne pas être taxé de laxisme ; et du reste, le sacrifice d'un innocent lie les sacrificateurs.
Avec une rigueur méticuleuse et inexorable masquée sous une douceur trompeuse et désespérée, le piège se referme sur la petite fille et son grand père, victimes innocentes et impuissantes d'un pouvoir solidement bâti, comme toutes les autocraties, sur les faiblesses, les bassesses et les vilenies humaines. Atefeh sera broyée sans espoir aucun malgré ce que les quelques personnages faibles et humains ont tenté, cependant qu'un vieil homme, ami du grand père décédé, viendra, comme tous les jours, mais tout seul, s'asseoir au café et songer à l'inéluctable décès de son vieil ami et de l'enfant.
Ce roman est terrible ; il n'y a pas la moindre plainte, pas la moindre tristesse, les faits s'enchaînent avec une justesse parfaite, le vent souffle, le soleil brille, le village mène sa petite vie tranquille. Tout semble aller très bien. D'ailleurs, le discours officiel révèlera qu'il ne s'est rien passé, sinon la liquidation de personnes de faible moralité.
L'horreur est muette, non dite, silencieuse : la certitude d'un rugissement qu'on ne peut pas entendre. *
* Cette expression, que je trouve très belle, provient de Un Don, de Toni Morrison, son dernier roman paru chez Christian Bourjois, page 32 - rendons à César, etc.